NOTE BLEUE
L’heure bleue c’est ce moment entre chien et loup, l’heure du rendez-vous du soleil avec la lune, l’heure des confidences sur l’eau rayée, l’heure où l’air s’embrouille, où la vue se brouille.
L’heure des calomnies, l’heure où l’on jase, l’heure des rêves et veillées. Alors mon esprit divague.
Le tablier élancé du pont est le piano d’un orchestre improbable, (piano aqueux évidemment), jouant au rythme du swing de Claude qui inlassablement, lui caresse les pieds. « Je suis noire de l’eau » chante la Garonne boueuse, « Je suis blanc de pot » répondent en chœur les quatre piles du pont.
D’abord bachata lente sous le soleil encore haut, progressivement la mélopée s’embrase sur la souche avec le carmin du couchant, flamboie avec la canopée et convoque Petruciani dans une improvisation vive, alerte, si légère et si obsédante, faisant danser l’écorce et chavirer les âmes dans une samba endiablée de carnaval brésilien. Bord d’eaux devient Rio.
Retour dans le parc où la lumière du soleil rasant joue désormais partie haute contre basse.
Les feuilles lentement se déshabillent de leurs couleurs et dévoilent leur silhouette, laissant au seul regard de l’astre leur nudité diurne. Dans ce contre-jour, elles deviennent chanteuses de jazz, princesses de la nuit noire dans leurs robes fourreau peintes pour l’éternité par les photos monochromes. Ici, la feuille du chêne sylvestre, reine des bois, me fait penser à Sarah Vaughan, plus loin celle du saule, fine et sensible, c’est You Sun Nah et là, je m’arrête net, subjugué, emporté par les flots de sa voix chaude : c’est Ella et je suis sous le charme, bien-sûr.
Puis la nuit nous enveloppe, il est temps de plier les instruments et quitter la salle de spectacle, seul le pont joue encore sa note bleue.
©Texte et photos Jean-Louis Bergey