LA TRAVERSEE DU CAPTAOU
Chez l'esperluette, c'est moi qui fabrique les boucles, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, comme me l'a appris ma maman, juste avant que je ne commence à m'emmêler les aiguilles en laissant des pougnacs partout. Je ne suis pas douée pour fabriquer des chandails, alors je tricote avec les jambes.
Quand on s'est décidé à aller traîner nos groules à Testaud, Grédy, Tour Blanche, évidemment j'ai pensé fort aux pelotes maternelles et j'ai fait en sorte, tricoteuse urbaine que je suis, de passer impasse Captaou. Mine de rien. Parce que c'est là que coule un peu d'eau vive qui fait source en moi.
Le Captaou, c'est le nom d'un ruisseau qui ne coule plus à l'air libre mais qui est toujours là, quelquepart sous nos pieds. Canalisé au début du 20ème siècle, il était assez fort, avant ça, pour qu'on puisse y rouler des barriques.
C'est là qu'en 1931, la petite Liliane est née, dans une baraque en bois qui a depuis longtemps disparu. Même elle ne se souvient plus exactement de l'emplacement exact.
Elle sait juste que la maison de ses parents se trouvait devant la pompe publique, là où tous venaient prendre leur eau. Personne dans le quartier n'avait l'eau courante à l'époque. Les toilettes étaient au fond du jardin.
Dans la maison, le sol était surélevé pour éviter que la flotte ne monte les jours de pluie. Elle se souvient de l'avoir vue lécher les lattes du plancher par en-dessous quand ça pulsait fort dehors.
Plus loin, les fumées des usines donnaient le sens du vent. La cheminée de Kuhlmann, c'était la girouette des quartiers ouvriers.
Pendant la guerre, les bombes tombaient parfois tout près. Elle raconte en riant avoir vu son père poser un seau sur sa tête pour se protéger. Il n'y avait pas d'abri à proximité. Elle parle aussi, plus sombre, de cette famille dont elle connaissait la petite fille, disparue dans le bombardement de sa maison, sur les quais.
Elle évoque les communautés qui vivaient là en bonne entente : Français, Arméniens depuis les années 20, Espagnols réfugiés après la guerre d'Espagne, gitans sédentarisés. Des exilés qui venaient offrir leur force de travail. Tous aussi pauvres les uns que les autres mais qui parvenaient à se regarder, s'estimer, s'accueillir.
Récit d'un temps où les drames privés, les tragédies collectives, n'empêchaient pas de vivre en bonne intelligence avec son prochain.
La petite Liliane a 92 ans aujourd'hui et elle ne lira sans doute pas ce texte, qui fait faiblement entendre sa voix.
Elle ne tricote plus, ni des doigts ni des jambes, et c'est dommage parce que si elle avait pu être là ce samedi, elle nous aurait bien tenu la dragée quelques heures avec ses histoires de Testaud. Elle aurait sans doute taillé un bout de bavette avec Claudine, à Tour Blanche. Claudine et sa voisine, qui comptent bien ne pas se laisser embobiner par le bailleur qui veut démolir leurs maisons, vieilles de 70 ans et que Claudine a vu construire, pour les reloger ailleurs, là où c'est plus haut, plus cher, où elles n'ont pas grandi, où il n'y a pas de souvenirs. "Ce ne sont pas juste des logements qu'ils vont démolir. Ce sont nos souvenirs," dit Claudine.
Et moi, chaque fois que je passe là, les ombres de gens que je n'ai pas connus, de gens rencontrés depuis, me frôlent gentiment. Comme une traversée de ruisseau, Comme un retour aux sources par Liliane interposée.
©Texte et photos Françoise Duret