BRAZZ'ÎLE
Il est monté sur ressorts, Dimitri. Et aussi sur pilotis. Quai 54 et 56, c’est son dodo, Brazza c’est son dada.
Infatigable, il vient à notre rencontre côté Bacalan, et retraverse avec nous les 500 mètres d’eaux troubles de la Garonne depuis la rive gauche, sur le pont Ba-Ba.
Intarissable, il étanche notre soif de comprendre ce qui se trame ici.
Ba-Ba, et pas Chaban (parce que j’y arrive pas et qu’entre la statue moche de Pey Berlan et le stade qui sera toujours Lescure, le pont en plus, ça fait beaucoup pour un seul homme, non?).
Ba-Ba pour Bacalan-Bastide. Car, comme nous le rappelle Dimitri, Brazza n’est pas un quartier. Le quartier, c’est la Bastide. Le truc en forme de chat couché sur le plan de Bordeaux. Hé bien, Brazza, c’est la queue du chat.
Babas, on l’est un peu, étourdis devant l’étalement urbain qui a gagné, comme par capillarité, cette rive droite qu’on pensait imbétonnable. Trop d’usines, trop de friches, trop d’aménagements à prévoir, trop de terrains à dépolluer, trop de rues à percer, trop de trous à creuser, trop de tuyaux à enfoncer dans le bide vide de la plaine rive droite.
C’était compter sans l’appétit urbain de Bordeaux et de sa métropole qui monte qui monte.
Désormais seul le fleuve distingue et sépare le Bacalan nouveau du Brazza débutant. C’est la ville qui rampe. C’est le progrès. La métropole se veut millionnaire. Et la carte postale ressemble à celle de ces anciennes villes nouvelles qui poussaient un peu partout en France pendant les Trente glorieuses, quand le sommet de la modernité était d'atteindre, justement, des sommets. Toujours plus haut, les grands ensembles, jusqu'à chatouiller les nuages. « Les grands ensembles et les petits apparts », comme entendu chez Daniel Mermet, sur France Inter, dans les années 2000.
Brazza n’est pas un quartier, coupé en deux qu’il est mais, avec 10 000 âmes attendues pour 2030 maxi, il pourrait bien le devenir. Pour l’instant, en quartiers il est coupé, justement.
Brazza nord, où s’élevait jadis la Soferti (notre AZF à nous, mais sans le feu d’artifice) et sa cathédrale des sports, avec son filet à papillons géant dressé dessus. Une mocheté d’en bas, un rooftop de ouf d’en haut.
Brazza sud et sa forêt d’immeubles sur pilotis (la zone reste quand même un chouia inondable).
Et au milieu, coule une gravière. Une petite coulée verte d’arbres résilients, une friche pas très fraîche et encore quelques usines en activité, témoins du passé pas si révolu du secteur.
Dimitri, lui, plus prosaïquement, fait partie de ces gens qui vivent et travaillent ici. Et militent. Ou plutôt mill-itent, participant à mille actions. De son asso « À Brazz’ouverts » aux fan-zones de la coupe du monde de rugby. On le retrouvera même, les lendemain et surlendemain soirs, en train de servir des bières à la buvette de la soirée d’ouverture du FAB, le Festival des arts de Bordeaux (où on verra accessoirement voler un piano au dessus du chantier).
On entre dans son antre comme dans une forêt.
Même les pompiers, à la livraison, n’y ont vu que du feu. « Un peu trop d’arbres » c’est ce qu’ils ont énoncé en voyant les plantations des futés paysagistes à futaies. Il a fallu élaguer.
Passé l’ouragan et le tumulte des quais, nous voilà en pays d’Oz. Vous voyez ? « Somewhere over the rainbow » ? La route de brique rouge qu’il faut suivre pour devenir grand ? Les souliers brillants de Dorothy, qui ressemblent à des pommes d’amour ? Vous y êtes.
Au fond de la parcelle, une dame promène son chien au milieu d’un chantier. On se croirait dans « Série Noire », de Corneau ou, moins glauque, dans Play Time de Tati.
Elle nous salue, s’arrête, papote. Car oui, les gens d’ici se regardent, se disent bonjour, se sourient et se parlent. Invraisemblable fraternité de ceux qui se trouvent sur le même bateau dans l’immensité de l’océan, épatante proximité de ces voisins qui n’ont d’autre choix que de faire commune, quand nous autres, les banlieusards pavillonnaires, les résidents de la 1ère barrière, les locataires anonymes, nous croisons, aveugles et blasés, au coin des rues borgnes.
Née-cécité dans la cité. Car finalement, c’est peut-être nous qui fractionnons tout et ne partageons plus rien, trop occupés à opacifier nos clôtures ou à nous replier dans nos vieilles coquilles.
Eux, le pays d’Oz. Nous, Brazil.
Eux l’îlot trésor. Nous l’île déserte.
On leur souhaite de beaux Vendredis et de longtemps vouloir se voir, se comprendre, se rencontrer, se connaître et se reconnaître.
©Texte et photos Françoise Duret