ORAISON AUX FRONDAISONS (prière à la nature pour qu'elle recouvre tout)
Avant qu'on ne rase gratis, qu'un promoteur ne pose sa griffe sur ces 11 hectares de verdure et ses monceaux de pierres, profitez, adventices, et vous, glycines, soyez folles ! Grimpez aux murs, secouez les étages, faites trembler les moellons, faites sauter les tuiles, envoyez valser le frontispice, dézinguez les gouttières, frottez-vous aux colonnes pour mieux les enlacer, dépouillez la chartreuse, rhabillez la folie, refaites une beauté à la beauté passée.
Avant qu'un vil immeuble ne bétonne le jardin, avant qu'un projet immobilier n'immobilise tout, avant qu'on ne comble la mare, et qu'on oublie, qu'on oublie vraiment en redessinant, en balayant tout, en mettant tout à plat mais sur quinze étages ; avant qu'on n'efface toute trace ou pire, qu'on ne laisse qu'un bout de colonne ionique, peut-être déplacée de quelques mètres parce-que « là, tu vois, coco, on a prévu le jardin japonais ». Un bout de colonne pour faire genre « ici se dressait une villa de style italien érigée au 19ème siècle par une riche famille bordelaise »... végétaux, dressez-vous et honorez ces lieux, vestiges d'un savoir-faire plus que d'un savoir-vivre, érigés par des ouvriers consciencieux et des artisans méticuleux plus que par l'argent d'un notable.
Recouvrez tout de votre gangue. Sous votre carapace herbue, les murs se replieront sur eux-mêmes. Les ors et le luxe passés, et les lueurs des fêtes, s'éteindront sous le lierre et les figuiers sauvages. Cachez cette villa, ce jardin et ce parc. Aveuglez les promoteurs, barricadez tout dans les épines des ronciers et dans la vigne vierge, qu'ils passent tout près sans jamais imaginer ce qui se cache en vos dessous.
Quand nos photos se seront effacées, quand plus personne ne nous reconnaîtra sur l'album de famille, quand les enfants de nos enfants auront oubliés d'où ils viennent, resteront, couvant sous les herbes, un marbre terni, un bout de fenêtre brisée, une cheminée marquetée au milieu des ruines, une mosaïque couverte de poussière, un escalier stoppé en plein envol, un pan de mur que plus rien ne soutient, un parquet que le plafond embrasse, une mare asséchée que même les crapauds ont désertée.
©Texte et photos Françoise Duret