CA VOUS BETONNE ? (Vous n’avez qu’à franchir la rocade)
Quand j’étais môme, on traversait la Ramade dans la voiture paternelle le long de la route de Paris pour rejoindre l’autoroute. C’était l’accès principal vers le nord. Les seuls logements étaient côté Génicart.
En face, on longeait des entrepôts qui m’ont toujours paru vieux et dont je ne comprenais pas bien l’usage. Je me souviens du garage de la Ramade et de l’entrepôt du marchand de meubles d’occasion, un assemblage hétéroclite où buffets et canapés étaient garés au millimètre près.
Pas d’accès côté route. Pour rejoindre le parking, il fallait descendre la rue Jean-Raymond Guyon, à droite, une voie toute en pente et virages. Quelquefois, on se loupait et on était obligé de faire une boucle infernale pour revenir sur nos pas. Ou bien on renonçait. Ce qui explique peut-être que le commerce ait finalement périclité.
C’était davantage un accès qu’une rue. On n’y allait jamais par hasard. Jamais pour se promener. Et sûrement pas pour rejoindre son domicile. Il n’y avait pas de maisons dans ce secteur d’entrepôts, de hangars et d’ateliers. Pas d’explorateurs le nez en l’air. Pas de trottinettes électriques ni de PNJ* semblables à ceux des dépliants de promoteurs immobiliers. Que des fourgonnettes, des bleus de chauffe, des manœuvres, des manutentionnaires, des ouvriers.
Ici, autrefois, il y avait comme une odeur de métal échauffé, de cambouis froid, de poussière obstinée. Ici, autrefois, il y avait du travail.
Et cette masse laborieuse qui faisait tampon entre les quartiers d’habitation et la rocade.
* (Je viens à l’instant d’apprendre ce mot-là grâce à mon plus jeune fils. PNJ = personnage non joueur. Un terme qui désigne les individus lambda que les joueurs croisent dans les jeux vidéo, des figurants contrôlés par l’AI. Des personnages virtuels, dénués d’affects, de pensées, de désirs, de perspectives).
Des perspectives, nous, nous n’en manquons pas. Alors, comme c'est moi qui orchestre, j’ai eu envie de démarrer cette explo de là : l’angle de la rue Jean-Raymond Guyon et de l’avenue de Paris.
Prendre la pente et les virages et regarder ensemble dans la même mutation.
Aujourd’hui, en se tournant vers la Ramade, on voit d’abord les grues, posées là, avec leurs grandes guibolles, par des promoteurs gypaètes.
Et puis les immeubles, certains en chantier. Des boîtes aux emballages plus ou moins réussis. Parfois des plantes vertes sur un balcon, quand il y en a. Parfois un parasol. Quelqu’un essaie manifestement de se souvenir qu’il n’est pas un PNJ.
Ça bétonne. Et ça ne m’étonne pas.
Les ouvriers des entrepôts disparus ont pris l’ascenseur social, qui les a conduits dans les étages pour poncer, plâtrer, peindre et raccorder des tuyaux aux tuyaux.
Il faut bien loger tout ce monde, quitte à minéraliser, mais avec des jardins « en cœur de résidence » pour verdir le projet.
Construire toujours plus, toujours plus haut, toujours plus loin, dans des recoins toujours plus bizarres. Dans cette bande qui fait un étrange tampon, au bord de la rocade.
La rocade, elle, est comme un fleuve sauvage. Un gave bouillonnant qui enfle aux heures de pointe pour devenir un torrent gonflé-gonflant. Le bruit en est assourdissant. Un rugissement permanent. Comme un chant effrayant, une hideuse ode à la bagnole.
Alors on la passe, raides, sur la passerelle suspendue comme aux nuages.
Et voilà l’été qui se révèle. Un été de l’enfance avec ces foins tous frais, ces rubans de chemins qui s’enroulent aux chevilles, ces herbes qui griffent les mollets, ces ponts de suspension, ces axes circonflexes, ce bon petit Guâ qui chuchote au fond de son berceau de ciment.
Le mugissement s’éloigne. Ou peut-être c’est nous, qui disparaissons.
On pourrait presque se perdre - on aurait tout à y gagner – si on ne connaissait pas le chemin.
Certains d’entre nous, non. Ils se laissent guider à travers la verdure qui nous donne à voir, fugitivement, comment c’était avant. Avant ce torrent mécanique, avant la quatre-voies, avant la vie rapide.
On retrouvera des voitures. On traversera l’autoroute dessus, et puis dessous. Et une voie ferrée. On regardera passer les trains, telles de fines vachettes toujours prêtes à dégainer leurs Canon, sciés. On photographiera les belles de jour et les ténèbres disgracieuses. Les fleurs des champs et les fleurons industriels.
On éprouvera avec nos pieds, avec nos cœurs, que le bonheur est dans le pré.
C’est pour cette raison, pour cette déraison, que nous devrons l’y laisser et, passé le domaine de la Croix, rentrer par les mêmes sentiers, les godasses plus lassées, les lacets et les mines défaits.
Pendant ce temps-là, sur la rocade roulée comme un serpent qui se mord la queue, les autos auront déjà fait quelques révolutions. Autant vous dire qu’il n’en sera rien sorti de nouveau. Pas de grand bouleversement pendant notre digression déambulatoire, notre parenthèse hors chantiers.
A part peut-être ce béton qui gagne.
©Texte et photos Françoise Duret